Plantes toxiques, plantes médicinales et phytothérapie

Interview de Jean Bruneton, Professeur à la Faculté de Pharmacie, Université d’Angers, par Pierre Allain

P. A. : Les médicaments d’origine végétale passent dans l’esprit de beaucoup de gens pour n’être pas toujours très efficaces mais être au moins bien tolérés parce que naturels et faisant partie de la médecine "douce". Cette confiance en la nature n’est-elle pas un peu aveugle et parfois dangereuse ?

J. Bruneton : Bien sûr, quelques plantes peuvent tuer, comme certains champignons. Pour situer les choses il faut rappeler qu’environ 5 % des appels qui parviennent aux centres antipoison concernent des incidents et des accidents impliquant un végétal et 80 % d’entre eux s’observent chez l’enfant de moins de six ans. Heureusement, dans leur immense majorité ils sont sans conséquences et quand il y en a elles sont, une fois sur deux, seulement de type digestif. Cela s’explique assez facilement: la majorité des espèces de notre environnement sont peu nocives; leur texture, leur goût dissuadent l’être humain d’en ingérer des quantités suffisantes pour qu’une éventuelle toxicité s’exprime.

P. A. : Oui, en général ce n’est pas très grave mais parfois ça l’est. Quand un enfant, puisque c’est de lui qu’il s’agit le plus souvent, a ingéré une partie d’une plante il faut identifier cette plante et savoir si la partie ingérée est toxique ou non . Cela ne paraît pas facile…

J. B. : La partie de la plante habituellement en cause est le fruit car beaucoup plus tentant pour l’enfant… Il est parfois difficile de savoir à quelle plante se rattache ce fruit et d’avoir une idée de la quantité ingérée. La toxicité peut même dépendre de la manière dont le fruit a été ingéré, s’il a été croqué ou non; ceci est particulièrement bien illustré par l’if dont le fruit, rouge, attire les enfants. L’ingestion du fruit de l’if est généralement sans conséquences bien que la graine, située au centre du fruit, renferme des substances mortelles. Cette graine, très dure, n’est pas altérée lors de son passage dans le tube digestif, a moins qu’elle n’ait été au préalable croquée, ce qui libère les substances toxiques et permet leur absorption digestive. Il en est de même des feuilles qui, mâchées, libèrent les substances qu’elles contiennent. Ces considérations montrent la difficulté d’évaluation de certaines situations en cas de suspicion d’ingestion d’un produit végétal toxique et la nécessité de contacter un centre antipoison qui prendra en considération l’ensemble des données. Voir la liste des Centres antipoison en France, en Belgique et enfin le centre antipoison animal.

P. A. : En plus de l’if, quelles sont les plantes qui sont le plus souvent à l’origine d’accidents chez l’enfant ?

J. B. : La curiosité conduit le très jeune enfant à porter à la bouche ce qui est dans son environnement immédiat, par exemple les plantes d’appartement. Un peu plus tard, au jardin ou dans la campagne, il peut lui arriver de récolter feuilles et fruits pour jouer (à faire la cuisine, par exemple).
Dans nos régions de l’ouest européen parmi les plantes d’appartement toxiques il faut mentionner le dieffenbachia (une grande plante à feuilles panachées), très irritant pour les muqueuses. C’est vraiment une espèce à exclure de l’environnement des jeunes enfants. A l’extérieur ce sont les fruits qui sont le plus souvent en cause : arum (agressif pour la bouche et le tube digestif), morelles, laurier-cerise, troène, cytise, gui, redoul, etc.

P. A. : On a beaucoup parlé de l’enfant, qu’en est-il de l’adulte ?

J. B. : Dans le cas de l’adulte, l’ingestion de la plante est délibérée : dans quelques cas, tout à fait exceptionnels, il sait que la plante est toxique et l’utilise dans un but suicidaire. Mais dans la majorité des cas, persuadé que l’espèce végétale ramassée ne présente aucun danger, il va l’utiliser dans un but alimentaire ou thérapeutique après avoir parfois commis une erreur d’identification de l’espèce.

P. A. : Pouvez-vous donner des exemples d’erreurs provenant d’une confusion entre une espèce végétale toxique et non toxique ?

J. B. : Dans le domaine alimentaire on peut citer bulbes de tulipes confondus avec des oignons, coloquintes confondues avec des courgettes, etc. Carottes sauvages, céleri ou panais, perçus comme "naturels" et sains, se révèlent (hélas parfois à l’autopsie) être une ciguë aquatique ou une œnanthe safranée. En 2002, en Autriche et en Croatie, deux personnes sont décédées pour avoir assaisonné leur repas d’un "ail" qui s’est révélé être du colchique…
Dans le domaine "médicinal", l’ignorance conduit à confondre les feuilles de consoude ou de bourrache avec celles de la digitale, ou à préparer une infusion d’eucalyptus avec des feuilles de … laurier-rose ! etc.
Notons par ailleurs que l’adhésion inconditionnelle aux "traditions" peut, tout aussi bien que l’ignorance, entraîner des effets néfastes : un certain nombre de pratiques peuvent, de fait, se révéler avoir des conséquences désastreuses (instillations nasales de jus de concombre d’âne, applications locales d’ail frais, etc.).

P. A. : Il n’est pas possible de tout dire ici et les personnes qui voudraient avoir plus d’informations sur les plantes toxiques peuvent les trouver dans l’ouvrage Plantes toxiques : végétaux dangereux pour l’Homme et les animaux (2° Edition).

P. A. : Nous venons de survoler l’aspect toxique des plantes, nous pouvons aborder maintenant leur aspect bénéfique, thérapeutique. Il y a un intérêt certain, voire un engouement , pour la phytothérapie. Qu’en pensez-vous ?

J. B. : C’est vrai depuis plusieurs années. Et cet intérêt est amplifié par la connotation "naturelle" des plantes. Et par le sentiment diffus que les médicaments "chimiques" peuvent, dans certains cas, induire plus de désagréments que de bienfaits.
Il est vrai que, dès l’aube de l’humanité, l’Homme a appris à cerner ce que pouvait lui apporter le règne végétal : matériaux, fibres, mais aussi plantes alimentaires, plantes toxiques – pour la chasse et la guerre -, plantes "magiques" pour un usage rituel, et bien sûr, plantes "qui guérissent". Les mêmes pouvant d’ailleurs avoir un usage multiple… Il a même découvert comment rendre comestibles des plantes a priori toxiques.

P. A. : Sur le plan thérapeutique, si ces plantes sont utilisées depuis si longtemps, c’est donc qu’elles sont efficaces ? Et sans danger ?

J. B. : Ce n’est pas si simple. De nombreuses substances présentes dans les plantes, souvent toxiques – tout est question de dose -, ont trouvé des applications thérapeutiques (atropine, digoxine, curares, etc.). On connaît aussi beaucoup d’exemples, sur tous les continents, de pratiques dont on a pu, expérimentalement, vérifier le bien-fondé. Cela étant dit, force est de constater que le "pouvoir de guérir" des plantes n’est, dans la plupart des cas, attesté que par la tradition – et la tradition n’a pas force de preuve -, éventuellement par des observations anecdotiques, lesquelles ne constituent pas non plus une preuve indiscutable. La plupart des espèces d’usage courant n’ont fait l’objet d’aucune évaluation rigoureuse.
Heureusement, les espèces "médicinales" d’usage courant sont souvent pas ou peu toxiques. Attention toutefois : les capacités d’observation des générations qui nous ont précédés leur ont permis d’écarter les espèces toxiques en aigu ; elles ne les ont que très rarement conduit à déceler une toxicité chronique. Des plantes vantées par les "anciens" se sont révélées hépatotoxiques, voire cancérigènes. Sans compter que certaines formes d’emplois (poudres de plantes par exemple) n’ont strictement rien à voir avec les modes ancestraux d’usage… Ce qui peut révéler des surprises.

P. A. : Faut-il conclure de vos propos que l’intérêt des plantes est limité, voire que leur usage doit être abandonné ?

J. B. : Non. Absolument pas. Il faut simplement éviter tout manichéisme. Il n’y a pas d’un côté le naturel inoffensif et le chimique diabolique. Il n’est plus l’heure, pour les professionnels de santé, de refuser de savoir et de condamner sans appel des pratiques qu’un nombre croissant de leurs patients privilégient. Ce qu’il faut, sans aucun doute, c’est se poser les bonnes questions : existe-t-il des données factuelles permettant d’évaluer le bénéfice que l’on peut retirer de l’utilisation des plantes ? et pour quels risques ? Dispose-t-on de données cliniques solides qui permettent de considérer, dans un contexte précis, le recours aux médicaments à base de plantes comme l’un des choix possibles ?

P. A. : Des études cliniques rigoureuses ont-elles apporté des réponses à vos interrogations ?

J. B. : Oui, dans un certain nombre de cas, mais la qualité méthodologique n’est pas toujours au rendez-vous. Or, la seule façon d’évaluer un médicament est de le faire dans des conditions de rigueur optimales : les plantes ne sauraient échapper à cette règle.
Sous réserve de cette évaluation minimale, donc d’une bonne appréciation de la balance entre les bénéfices et les risques, la phytothérapie peut permettre d’ajuster les moyens aux enjeux. Pour les pathologies du quotidien, s’il s’avère qu’une plainte d’insomnie ou une colopathie fonctionnelle est corrigée par un médicament à base de plante, pourquoi se priver de cette option ?
Une réserve malgré tout, à l’attention des inconditionnels de l’automédication : en différant un diagnostic et la mise en place d’une thérapeutique efficace et reconnue, cette automédication peut avoir des conséquences graves. Il est utile, pour le consommateur, de s’entretenir de tout cela avec un praticien de santé.

P. A. : Sous quelles présentations trouve-t-on les plantes médicinales aujourd’hui ? La présentation en gélule n’a t-elle pas remplacé l’infusion ?.

J. B. : Il faut distinguer l’utilisation, comme matière première, par l’industrie pharmaceutique, c’est-à-dire l’obtention, par extraction et transformation éventuelle, de substances médicamenteuses, et l’utilisation de "médicaments à base de plantes" : plantes en vrac pour infusion, infusettes, gélules de poudre de plante, gélules d’extraits, etc. Sans oublier que l’industrie pharmaceutique continue de proposer des spécialités pharmaceutiques d’extraits de plantes normalement soumises à la procédure normale de l’autorisation de mise sur le marché (AMM).

P. A. : Vous évoquez diverses présentations, plantes, gélules, extraits, etc. Est-on sûr de leur qualité, de la constance de leur contenu, conditions nécessaires à leur sécurité d’emploi ?

J. B. : La question essentielle est sans aucun doute celle de la sécurité d’emploi. La question est d’autant plus importante que l’on peut trouver, sur le marché, les produits les plus divers. Et l’Internet démultiplie l’offre.
Pour s’en tenir au marché français et en dehors des plantes en vente libre (menthe, tilleul, etc.), la réglementation a prévu un cadre strict pour les "médicaments à base de plantes". Ces médicaments doivent faire l’objet d’une AMM spécifique délivrée au terme d’une procédure "abrégée" qui leur est propre. Si cette procédure particulière n’exige pas d’évaluation clinique, elle garantit que "l’usage est bien établi" et, par un dossier analytique complet, la qualité du produit ; elle garantit aussi qu’une évaluation toxicologique minimale a été effectuée.
Il convient donc d’accorder la préférence à ce type de produits ou aux médicaments à base d’extraits dispensés dans le cadre réglementaire général. Délivrés par les pharmaciens, ils offrent au consommateur une garantie de qualité et de sécurité. Sauf cas très particuliers (sensibilité individuelle, usage abusif, etc.), ils ne posent pas de problèmes.
Les accidents enregistrés depuis une dizaine d’années avec des mélanges amaigrissants ont été le fait de plantes ne figurant pas sur la liste des espèces autorisées (et, en plus, dans ce cas, il y avait substitution d’une espèce par une autre, toxique). Dans certains pays, il n’est pas rare que des produits à base de plantes soient contaminés (pesticides, métaux lourds, etc), que leur identité ne soit pas vérifiée, voire qu’ils soient additionnés de substances médicamenteuses synthétiques. Attention, donc, aux offres douteuses et aux publicités, virtuelles ou non …

P. A. : Je conseille aux personnes qui s’intéressent à la phytothérapie de lire votre livre où ils trouveront une évaluation objective des connaissances des plantes médicinales.

P. A. : Beaucoup de médicaments induisent effets indésirables et interactions médicamenteuses. Qu’en est-il pour les plantes ?

J. B. : C’est une question intéressante. Il est vrai que dans l’ensemble, les médicaments à base de plantes induisent beaucoup moins d’effets indésirables que les médicaments "classiques" (ou, du moins, ces effets sont plus rarement signalés et recensés). Là encore, prudence : en janvier 2002, et à la suite d’une trentaine de cas d’hépatite comptabilisés en Europe, l’AFSSAPS (Agence française de sécurité sanitaire des produits de santé) a suspendu la délivrance de produits contenant du kava. Ces effets indésirables graves doivent conduire à un renforcement de la vigilance, mais n’interdisent pas l’utilisation des plantes médicinales en général. Effets indésirables et interactions médicamenteuses ne compromettent en rien l’utilisation des plantes, pas plus qu’ils n’ interdisent le recours aux médicaments classiques. Ce qu’il faut c’est savoir qu’ils existent – on en revient à l’évaluation et la (phyto)pharmacovigilance. L’exemple du millepertuis est intéressant : la récente décision des autorités compétentes d’autoriser son utilisation par voie orale s’est accompagnée de toute une série de dispositions concernant l’information du consommateur sur les restrictions et précautions d’usage, les interactions, etc. Il devient alors possible d’évaluer, dans une situation clinique donnée, le rapport bénéfices-risques et d’adopter une conduite appropriée.
Cela démontre à quel point il est important que les plantes utilisées bénéficient d’un statut légal permettant qu’une information fiable soit portée à la connaissance de tous.
Pour finir sur cette notion d’information partagée, il est important que les patients informent leur médecin sur les traitements de phytothérapie qu’ils prennent et, parallèlement, que les prescripteurs interrogent leurs patients sur ce qu’ils sont susceptibles de consommer … et qu’ils n’ont pas toujours tendance à mentionner spontanément.

P. A. : Je rappelle que les effets indésirables des plantes médicinales sont aussi à signaler aux Centres de Pharmacovigilance.
La synthèse chimique et le génie génétique pour les protéines ayant tellement progressé, l’industrie pharmaceutique a t-elle encore recours aux végétaux ?

J. B. : Oui, l’utilisation des végétaux comme matière première est indispensable : la morphine n’existerait pas sans la production rationnelle de pavots sélectionnés ; la digitoxine et la digoxine ne peuvent pas être obtenues autrement que par extraction ; l’atropine est préparée à partir du feuillage d’arbres cultivés en Amérique du Sud ou en Australie ; des antitumoraux comme la vinblastine ou la vincristine ne sont pas industriellement synthétisables. De plus, les molécules présentes dans les plantes se prêtent, dans les mains des chimistes, à de nombreuses transformations. La codéine est en grande partie produite à partir de la morphine. Une substance présente dans des pavots, très proche de la morphine, permet de fabriquer la buprénorphine, etc.
Notons au passage que ces modifications chimiques vont permettre de modifier le profil pharmacologique, de diminuer la toxicité, etc. La connaissance approfondie des molécules naturelles et de leurs propriétés permet ensuite d’envisager l’élaboration d’analogues. On connaît le cas du paclitaxel et du docétaxel (des antitumoraux) : le même précurseur, isolé des feuilles des ifs, permet de préparer en laboratoire la molécule naturellement présente dans les écorces de ces arbres (le paclitaxel) aussi bien que de créer un produit qui n’existe pas dans cet arbre (le docétaxel).

P. A. : L’innovation pharmaceutique à partir des plantes est donc encore possible ?

J. B. : Oui, à partir des plantes mais aussi à partir des organismes marins et autres. On a vu, il y a quelques années, apparaître: un antimalarique original, l’artéméther, de nouveaux antitumoraux (irinotecan), et même (mais leur intérêt semble très modeste) des molécules susceptibles d’améliorer transitoirement l’état de certains patients souffrant de la maladie d’Alzheimer (rivastigmine, galanthamine). De nombreuses substances naturelles – ou leurs dérivés – font l’objet d’études avancées dans des pathologies diverses (cancer, maladies parasitaires, SIDA, etc.). Et quand elles ne sont pas assez intéressantes par elles-mêmes, elles alimentent l’imagination des chimistes : pour ne citer qu’un exemple parmi de nombreux autres, les anesthésiques locaux sont nés sur le modèle de la cocaïne.

P. A. : Merci pour cette vue d’ensemble actuelle et argumentée de l’intérêt et des risques des plantes pour l’homme.
Je conseille à tous ceux qui s’intéressent aux aspects modernes de la phytochimie de consulter l’ouvrage suivant
Pharmacognosie, phytochimie, plantes médicinales 3° Éd.
Par ailleurs, je signale que les ouvrages précédemment cités sont traduits en espagnol et en anglais.

Enfin, ceux qui désirent avoir des références bibliographiques récentes concernant les plantes toxiques et la phytothérapie peuvent consulter le site suivant : http://ead.univ-angers.fr/~pharma/bruneton/

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